Conclusion en forme d'éloge de la franchise

Jean Birnbaum, journaliste et essayiste

 Avec cette conclusion délivrée lors des Entretiens de Communication publique (décembre 2024) nous confions à Jean Birnbaum le soin de conclure aussi ce dossier. 

Invité à conclure les Entretiens, le journaliste et essayiste Jean Birnbaum l'avoue d'emblée : il connaît mal les métiers de la communication. « Je me mets à votre place et j'imagine combien cela doit être difficile ! », constate-t-il après avoir assisté aux tables rondes. Lui qui a été élevé dans « le culte de la République » entend parfaitement la méfiance, voire la « détestation » à l'endroit de la parole publique.

Pour Jean Birnbaum, la réconciliation passe par un motclé : la franchise. « Mon livre s'appelle "Le courage de la nuance", mais j'aurais pu titrer "Le courage de la franchise". Quand des personnes communiquent, s'expriment d'une manière ou d'une autre, si elles ne sont pas franches, le public le sent. »

« On ne peut pas se réclamer d'une certaine éthique de la vérité et de la liberté sans dire aux autres ce qu'ils n'ont pas toujours envie d'entendre. Si l'on cherche une forme de réconciliation, il faut de la pédagogie, de la visibilité mais aussi une éthique intraitable de la franchise. »      

Le journaliste a été frappé par une réplique de George Orwell, alors que celui-ci tenait une chronique dans un journal anglais pendant la Seconde Guerre mondiale. Le journal avait lancé un concours de nouvelles, avec de nombreux retours. Orwell annonce que le nom du lauréat ou de la lauréate sera dévoilé la semaine suivante, mais prévient, en substance : « Je peux déjà vous dire que les trois quarts des nouvelles reçues sont nulles. »

« Quel journal, quelle radio, quelle télévision, quel média, aujourd'hui oserait s'adresser ainsi à son audience ? » interroge Jean Birnbaum pour lequel on trouve là l'illustration de ce qu'Orwell appelle « la franchise simple et commune ». Ce qui ne veut pas dire blesser de façon gratuite ou être méchant, mais être franc. Lui-même confie parfois la relecture d'un texte à un proche en lui demandant d'être franc. Et il assure que si cet ami lui rend le texte deux jours après en lui disant : « C'est formidable, tu peux publier », il est déçu. « Je me dis que cette personne n'est pas un ami, car il y a toujours quelque chose à dire. » Le plus difficile d'ailleurs, « est d'être franc avec soi-même ».

Jean Birnbaum cite l'écrivain catholique George Bernanos, « grand clinicien de l'âme et de la médiocrité humaine, qui évoque ce qu'il appelle le jeu de cachecache avec soi-même », et qui affronte l'imposture dans ses essais comme dans ses romans. « Il parle des eaux pourries de l'âme humaine, de tous ces moments où l'on joue avec soi, où l'on se cache », poursuit l'essayiste. Or il ne faut pas se cacher, quitte à être frontal. « Même si le moindre élan de sincérité et de franchise apparaît comme une violence, il faut tenir bon là-dessus, et d'abord vis-à-vis de soi. » Un exemple qu'il imagine partagé : « ces réunions où au bout de 5 minutes, autour de la table, on est plusieurs à sentir que si on veut dire quelque chose d'un peu sincère, d'un peu intéressant, d'un peu sérieux, sur le sujet qu'on est censé aborder collectivement, il faudrait nommer tel fait, telle vérité gênante, qui va créer des tensions, du conflit, etc. Qu'est-ce qui fait que quelqu'un va se dévouer ? Je ne sais pas ! Celui qui a bu le bon verre de vin à midi, qui a bien dormi... Et celui-ci va se dévouer pour dire "écoutez, on ne peut pas faire semblant, ça fait 20 minutes qu'on parle, vous savez très bien que si on veut dire quelque chose de sérieux sur le sujet, il faut quand même qu'on nomme cette chose". Et là, les autres vont dire "quelle violence ! " ».

Lui s'inquiète de la montée des discours hostiles à la chose publique, à une certaine conception démocratique de la politique. Discours fondés aussi sur « l'idée que la parole publique est dévalorisée car elle ne fait pas preuve de franchise. Il est très important d'arriver à dire les choses, à les nommer », insiste-t-il, citant cette formule de Charles Péguy : « il faut toujours dire ce que l'on voit, mais il faut toujours, et c'est beaucoup plus difficile, voir ce que l'on voit ».       

« La nuance est une conversion du regard. On va oser ouvrir les yeux sur ce qui crève les yeux et que personne ne nomme au moment où on le voit. »      

Ce n'est pas si simple et Jean Birnbaum lie cet effort d'honnêteté à son éloge de la nuance. « La nuance, c'est écrire le réel dans sa complexité, dans ses contradictions et donc avoir le courage de nommer ce qu'il y a à nommer, de dire ce qu'il y a à dire et de voir ce qu'il y a à voir. La nuance est une conversion du regard. On va oser ouvrir les yeux sur ce qui crève les yeux et que personne ne nomme alors qu'elle crève les yeux. »

La nuance est même libératrice, dans un moment où clashs et mauvaise foi se généralisent sur les réseaux sociaux car « la nuance est tout sauf une impuissance. C'est au contraire le dogmatisme et l'arrogance qui sont impuissants ». Dans son essai, il évoque un certain nombre de personnages qui ont traversé des épreuves parfois très dures au XXe siècle. « Sur le moment, leur position semblait molle, parce qu'ils refusaient de rejoindre l'un des camps extrêmement présents et de s'aligner sur un dogme, une violence, une idéologie, une langue de bois. Mais avec le recul, on se rend compte non seulement que cette position était plus digne intellectuellement, plus juste politiquement, mais qu'elle aurait aussi été plus efficace en termes d'action. »

Ainsi, défendre la nuance n'est pas simplement un enjeu moral ou théorique, c'est « défendre la seule position qui permet de construire une politique efficace, comme le démontrent Raymond Aron sur l'antifascisme ou Albert Camus sur la guerre d'Algérie ». Et il s'agit aussi, à l'image du Résistant Aron combattant le nazisme tout en refusant de fermer les yeux sur les crimes du stalinisme, de ne pas avoir peur de « faire le jeu de », une formule qui revient beaucoup ces temps-ci, et « qui représente la peste de nos consciences », alerte Jean Birnbaum.

« La position nuancée n'est pas molle, résume-t-il. Elle décrit le réel dans sa complexité, refuse d'occulter les faits gênants ou d'escamoter une part de la vérité. Quand les choses se tendent, quand les débats sont polarisés, binaires, cette position est forcément vue par les deux camps en présence comme une position impuissante, naïve. Mais, avec le recul, on comprendra qu'elle était la seule à même de donner efficacité et lucidité à l'action. Refuser de voir le monde en noir et blanc, c'est se mettre à dos les fanatiques de toutes les couleurs ».

Synthèse réalisée par Bruno Walter