La littérature, espace de conflit, ferment de réconciliation

Karine Tuil, romancière      

Héritages familiaux, émancipation et désir d'émancipation, filiation, liberté : y a-t-il la place, dans l’écriture, pour se réconcilier avec ses propres contradictions ?

J'ai tendance à penser que tout, en littérature, tend à nous éloigner de la réconciliation, parce qu'à mon sens, la littérature, l'écriture, c'est vraiment l'espace du conflit. Un espace qui permet une parole libre et une présentation de la multiplicité des points de vue. Je cherche donc plutôt, dans mes livres, à dévoiler ce qui nous gêne ou nous déstabilise. Je crois qu'un livre doit déranger, interpeller, mettre mal à l'aise. Finalement, on est là dans une dynamique inverse à toute tentative de réconciliation. Mais allons plus loin - je le constate aussi par la réception qui est faite par le public de mon travail - le fait de créer du débat, et donc du conflit, libère cette parole, crée du dialogue ; et de ce dialogue peut naître une forme de réconciliation sociale, même si je trouve ce terme, certes beau, mais un peu utopique dans le climat actuel. Car jamais les frictions n'ont été aussi vives en politique et plus largement, dans l'espace public.      

Peut-on réapprendre à parler à l'autre sans céder sur ses convictions ? Sur son humanité ?

C'est la grande question de la réappropriation du temps long. En littérature, nous évoluons dans un temps long. Ça prend parfois des années pour écrire un livre. Dans la société très réactive d'aujourd'hui, l'expression des émotions telles qu'elles surgissent est souvent contre-productive. Comme tous les écrivains, je suis attachée à la réflexion, à cette possibilité laissée à la pensée de se déployer ; mais vient ensuite le temps du lecteur. Le temps d'assimilation de ce qu'il lit peut-être également long, à la différence du débat public où la réaction est immédiate. La société a abandonné l'écoute. Or l'écoute est un processus important qui donne une place à l'autre. J'aime beaucoup le philosophe Emmanuel Lévinas qui a pensé l'altérité, avec notamment sa théorie du visage. Quelle place est-ce que j'accorde au visage de l'autre ? Celui qui existe, qui est face à moi, qui a son existence, sa façon d'être, et entre dans mon univers avec son propre monde intérieur ? Cette capacité de reconnaissance du visage de l'autre, de l'altérité et de l'écoute nous manque sans doute aujourd'hui.

Dans "Les choses humaines", vous confrontez la vérité judiciaire à la vérité intime. Existe-t-il une réconciliation après la violence ?

L'étudiante en droit que j'ai été est très attachée à la notion de pluralisme des idées, que chacun puisse défendre son point de vue, sa manière de percevoir les choses dans une situation donnée. Là encore, la tendance d'aujourd'hui est à l'affirmation d'une vérité. Or, et je le décris dans Les choses humaines, « il n'y a pas une vérité mais des perspectives sur la vérité » comme le dit Nietzsche : selon le point de vue que l'on adopte, on déploie une réalité différente, ou déformée. À travers le roman, j'essaie d'explorer, de proposer ces points de vue multiples qui permettent au lecteur d'embrasser toute la complexité de la société et de la pensée humaine. Au fond, je veux placer mon lecteur dans la position d'un juré d'assises qui, à partir de l'audition d'une multiplicité de témoignages, doit se forger une opinion, une idée et déterminer une peine. Cette multiplicité des points de vue, ce pluralisme sont une condition sine qua non de la vie démocratique. Et la littérature est l'espace qui permet cette expression-là.      

Tous les points de vue peuvent-ils être défendus ? Certaines idées méritent-elles d’être combattues ?

J'ai bien sûr mes propres convictions sur ce qui est juste. Mais je pense à un roman comme La décision qui se passe dans le milieu de l'antiterrorisme. Face à des personnes qui sont sûres de détenir leur vérité, comment entre-t-on dans la contradiction ? Comment compose-t-on un interrogatoire ? En tant que romancière, ce qui est très intéressant, c'est de composer avec ces perceptions différentes et d'explorer la complexité humaine. Chacun est enfermé dans sa propre vérité, mais évidemment, il y a nos valeurs démocratiques et humanistes. Mais prenez par exemple l'égalité entre les hommes et les femmes que j'aborde dans Les choses humaines : le mouvement #MeToo a été important, d'une certaine façon, révolutionnaire, puisqu'il a permis que soient dénoncés des comportements subis durant des siècles. Et dans toute révolution il y a aussi des excès, des erreurs, des failles. Il y a donc des idées communes de justice mais il y a aussi les réalités humaines. C'est cette complexité que j'aime explorer dans mes livres. D'autres auteurs abordent peut-être différemment les choses. Mais pour moi, donner à penser peut mener à une forme de réconciliation, d'apaisement. En tout cas de dessiner les contours d'un dialogue possible.       

Avez-vous éprouvé vous-même cette ouverture d’esprit que peut susciter la lecture de l’un de vos livres ?

Oui, par exemple dans le cas où vous êtes confronté à un lecteur qui s'empare de votre livre avec un a priori, une impression figée ou, au contraire, quelqu'un qui n'attend pas grand-chose de la littérature parce qu'il ne la connaît pas. Et par la lecture, la rencontre avec le texte et même le débat, on assiste souvent à une remise en question du lecteur lui-même. C'est une forme de réconciliation que de créer cette discussion puisqu'on amène des gens, notamment des jeunes, à penser contre eux-mêmes en découvrant ce que l'autre a à dire, sa manière de penser, ça ouvre de nouvelles perspectives de raisonnement. Ça implique un élan vers la contradiction, le débat d'idées, ce qui n'est pas toujours le cas dans notre société contemporaine. Je l'ai vraiment remarqué avec Douce France dont l'action se déroulait dans un centre de rétention administrative. Certains lecteurs avaient une opinion tranchée sur la question migratoire et découvraient, en lisant le texte, la réalité humaine. Sartre disait « dévoiler, c'est changer ». Je crois en la puissance de ce dévoilement.      

Les réseaux sociaux : reflet de ce qui était ou catalyseur de la parole brutale et éruptive ?

Les réseaux sociaux vous amènent à vous abonner à des comptes tenus par des gens qui pensent comme vous. Évidemment, ça favorise l'entre-soi et la pensée unique, et ça limite la capacité à penser contre soi-même. Et puis il y a aussi cette dictature de l'émotion. Sur Instagram, les gens réagissent à chaud, pensent faire de la politique en postant simplement une photo. Mais cette photo sera perdue parmi des milliers d'autres qui n'ont absolument rien de politique, ça atténue la portée du message, ça le vide de sens. On est dans une forme de propagande, loin de la réflexion. Si je dois diffuser ma pensée, je privilégierais une tribune, un texte plus long ou un blog.      

Une « communication publique » de réconciliation est-elle possible ? Comment inventer un « langage public » qui restaurerait la confiance perdue entre les citoyens et leurs classes dirigeantes ?

J'aimerais beaucoup vous répondre positivement mais cela relève surtout de la responsabilité de la classe politique. Elle doit montrer l'exemple. Or ces dernières années, on a assisté à un éclatement du paysage politique et une émergence de la radicalité dans la parole, avec des outrances qui altèrent la confiance dans la parole politique. Je porte un constat un peu désabusé, cruel, mais malheureusement assez réaliste. Mais je veux continuer à croire à la puissance et à la force de la pensée et de la parole politiques.      

On nous avait annoncé l’avènement d’une classe politique qui ferait de la politique autrement. Alors faut-il désespérer des humains lorsqu’ils accèdent au pouvoir ?

Pour écrire mon dernier roman, j'ai lu beaucoup de mémoires et d'ouvrages de personnalités politiques et je l'avoue, je suis un peu nostalgique de ces personnalités politiques pour lesquelles la parole et l'engagement constituaient les ressorts d'une intégrité intérieure profonde. Cela peut paraître passéiste, mais c'est tout le contraire : je pense que nous avons beaucoup à apprendre en tirant les leçons du passé. Je me souviens d'une extraordinaire Radioscopie de Jacques Chancel avec Pierre Mendès France, un moment fort de radio et de réflexion sur le sens de l'engagement. Il ne faut pas être nostalgique, mais au moins veiller à conserver une exigence, et se rappeler le sens du mot, écrit ou oral, la parole. C'est le cœur du travail littéraire. La parole engage, la parole porte des idées. Le langage est source de transformation. Je suis attachée à cette rigueur-là. Et je vois par exemple avec beaucoup de satisfaction les concours d'éloquence se développer, chez les jeunes et les associations.      

Si l’on vous dit simplement « réconciliation », que répondez-vous ?

Je dis acceptation de la pensée de l'autre. Donc, au sens de Levinas, ça signifie rencontrer l'Autre dans son irréductible différence.      

Roman après roman, la romancière française Karine Tuil sonde les fractures entre individus et société, amour et pouvoir, héritage et émancipation. Ses romans questionnent la vérité, la justice, la culpabilité, la reconnaissance et la responsabilité. En écho à la présentation de son dernier livre La guerre par d'autres moyens aux Editions Gallimard devant les membres de l'association Communication publique en juillet dernier, elle livre ici ses vues sur la réconciliation, une idée qu'on retrouve en filigrane de plusieurs de ses ouvrages.