Nina Fasciaux
Journaliste et formatrice auprès des professionnels des médias
Nina Fasciaux, journaliste et formatrice auprès des professionnels des médias
Journaliste et formatrice auprès des professionnels des médias
Dans son dernier livre Mal Entendus, la professionnelle des médias Nina Fasciaux propose de s'intéresser à la façon dont les journalistes écoutent. Elle milite aujourd'hui pour que cette compétence soit enseignée, notamment dans les écoles de journalisme, dans les rédactions et bien au-delà. Écouter, c'est se rendre disponible et réceptif à l'autre. Une voie (une voix ?) à creuser pour renouer la confiance.
Mon diagnostic de départ était que les médias et les citoyens ne semblent mutuellement pas s'écouter : les journalistes n'écoutent pas les citoyens pour ce qu'ils veulent dire, et les citoyens ne consomment pas l'information de façon à pouvoir la digérer, l'assimiler - et même parfois, ils s'informent mal, ce qui laisse libre cours à la désinformation. Nous avons là un vrai dialogue de sourds, qui creuse la défiance. On le sait : les citoyens ont quasiment un même niveau de défiance envers les politiques et les journalistes. J'ai également voulu montrer que cette défiance envers les médias est finalement assez mal définie, ou plutôt n'a pas la même signification pour tout le monde. Pour désigner la réalité qui est la leur, les citoyens font appel à leurs ressentis, leurs perceptions, leurs croyances, leurs expériences vécues. Ce sont des paramètres bien plus nuancés et complexes que la simple véracité des faits dont se réclament la plupart des journalistes. Résultat : le malentendu est total et les citoyens se désengagent de l'information.
Cette aspiration à l'objectivité qu'ont les journalistes est un mauvais point de départ, et un faux débat. L'objectivité est un mythe. Un des problèmes de la profession est justement de ne pas assumer sa part de subjectivité. Nous avons davantage besoin d'honnêteté intellectuelle. Les journalistes se disent « je ne suis pas censé avoir un avis, etc. ». Or le langage, le choix des mots, des angles, ce sont fondamentalement des actes subjectifs. À chaque étape du récit médiatique, nous exerçons notre subjectivité, consciente ou inconsciente. Il nous faut être transparents et expliquer comment nous travaillons, cela nous apporterait plus de crédibilité. Le faire permettrait de créer un cercle vertueux, d'entrer dans une relation de confiance, de clarté avec les citoyens.
Oui, c'est le principe des biais cognitifs. Kris de Meyer, neuroscientifique et directeur de l'organisation UCL Climate Action Unit, montre notamment comment différentes personnes vont réceptionner les informations liées à la crise climatique. Plus globalement, il explique comment le langage est perçu différemment selon les situations, les personnes, les contextes : lorsqu'on s'exprime, ce que les gens entendent n'est la plupart du temps pas ce qu'on a voulu dire ! La façon dont la parole médiatique est reçue est donc à étudier. Et la façon dont les journalistes comprennent la parole des citoyens est, clairement, à revoir.
Je parle en effet de contagion des malentendus, qui provoque tantôt une polarisation fictive, ou un débat public exacerbé sur des sujets qui divisent. La tyrannie des ressentis désigne cette injonction permanente que nous subissons de prendre position : c'est le principe même des réseaux sociaux (et ce qui fait leur valeur financière) mais aussi de beaucoup de plateaux de télévision. Le ressenti définit la manière dont on perçoit les choses et participe à la construction de nos opinions. Le problème, c'est qu'aujourd'hui on s'en tient là, à la surface. On considère un ressenti exprimé à la hâte comme une opinion. On ne creuse pas les faits avant de s'exprimer. Hannah Arendt le disait : « ce sont les faits qui nourrissent les opinions et non les opinions qui nourrissent les faits ». A rebours des réseaux sociaux et de cette tyrannie du ressenti, il faudrait que nous nous attachions à comprendre les motivations profondes des gens, leurs croyances et systèmes de valeurs.
Je vois au contraire une réelle opportunité pour les médias de faire différemment, à un moment où avec l'IA tout s'accélère, où la valeur ajoutée du journaliste est justement d'être un être humain ! Les qualités humaines sont celles qui peuvent répondre à la crise de défiance que nous traversons : le lien, le soin, l'écoute, la nuance. Effectivement, écouter exige du temps, et de la retenue. Mais il est tout à fait possible de modifier notre rapport médiatique au temps : la course effrénée à l'information, souvent anxiogène, sans recul et sans penser aux conséquences qu'elle a sur la société, est perdue d'avance, puisque l'information circule désormais "toute seule".
En effet, on considère l'écoute comme un talent dont on est doué - ou pas. On ne l'apprend pas : ni à l'école, ni plus tard. Dans les sociétés occidentales, on forme à l'expression, à l'art du débat, mais pas à l'écoute. D'autres peuples valorisent davantage l'écoute : dans les tribus indiennes Navajo par exemple, l'écoute est sacrée, et on laisse souvent un silence entre les échanges au cas où quelqu'un ait quelque chose à ajouter. Dans la culture occidentale, le silence, lui, met mal à l'aise. L'écoute non seulement suppose d'être réceptif à ce que dit l'autre, sans jugement, mais que cela soit manifeste : pour se sentir entendu, il faut en quelque sorte qu'on assure l'autre de notre intention. L'écoute permet la réciprocité, la reconnaissance, c'est prendre soin de l'autre. À l'inverse, que se passe-t-il lorsqu'on n'est pas écouté ? On crie ! Dans l'espoir d'être entendu, mais aussi du fait de la colère que cela suscite de ne pas l'être.
Dans notre société, l'écoute est à mon sens un impensé total. Or cela a à voir avec notre capacité à vivre ensemble, à signifier le respect. L'écoute est contre-intuitive, il nous faut l'apprendre et la transmettre. Car ce qui nous empêche d'écouter, c'est avant tout nous-même, et nos présomptions sur ce que pense l'autre.
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