Mariette Darrigrand
Sémiologue, essayiste
Mariette Darrigrand, sémiologue, essayiste
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Sémiologue, essayiste
Utiliser le terme de « réconciliation » c'est présupposer que nous sommes fâchés... Pas surprenant, tant la société française s'imagine en colère contre elle-même. En guerre : guerre des classes, guerre des religions, guerre des âges, guerre des genres...
Cela n'est pas complètement faux mais si nous nous inscrivons dans cette hypothèse, alors « réconciliation » est faible. Il faudrait parler plutôt de « pacification » : d'arrêt des combats et des débats violents. Il faudrait regarder en face, comme une chose vraiment grave, le fait que dans notre parlement il est parfois impossible de « parler » - blessure terrible faite à la démocratie comme lieu d'accord des désaccords.
Si, à l'inverse, nous considérons le champ de la vie privée, auquel appartient en français moderne le mot « réconciliation », nous voyons combien nous exagérons en l'employant pour le champ public. Sommes-nous vraiment en train de divorcer comme nous l'annoncent depuis une quinzaine d'années certains discours alarmistes ? Et cela, alors que, dans le réel de la vie quotidienne, toutes sortes de cohabitations entre Français anciens et récents, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, s'expérimentent. Entraides, événements communiels, désirs d'échanger sous les radars : non dans les médias mais dans les associations, les clubs de sport, les voisinages, les lieux de soin...
« Réconciliation » dit donc avant tout combien nous sommes sémantiquement organisés par l'affect.
Selon ce terme, il faudrait tout aimer, la vie politique devrait être une love story. Aucun présidentiable n'échappe d'ailleurs à ce moment enflammé où il déclare à la foule : I love you, comme dans un soap américain, avec un mot passe-partout et démagogique. J'aime le chocolat, j'aime la France. Réconcilions-nous Folleville, et tout finira par un joyeux festin républicain au village de Babaorum.
C'est évidemment oublier un peu vite la véritable gravité des choses. Les apartheids sociaux existent dans notre pays : augmentation parallèle de la fortune et de la pauvreté, vraies problématiques irrésolues (pour ou contre la laïcité ?), fossés générationnels (quid de l'entrée des jeunes dans le monde du travail et de leur santé mentale ?), etc. Mais cette gravité ne relève ni des sentiments, ni des disputes normales - aucune ne se règlera sur l'oreiller ni dans les urnes. Un travail préalable est nécessaire. Un travail sur les mots.
Oui, nous sommes divisés et nous devons retrouver cette éternelle harmonie minimum sans laquelle aucune société humaine ne peut vivre. Cet accord premier, cette « symphonie » comme disaient les Grecs, est une condition sine qua non. Que peut, dans ce cas, la notion de « réconciliation » ?
En fait, deux choses essentielles, offertes par son histoire et dont nous devons nous saisir.
Dès l'Antiquité, le mot a donné lieu à discussion étymologique. Il y a eu le clan des esprits concrets. Pour eux, « concilier » voulait dire : mettre deux choses en mouvement l'une vers l'autre, les presser, les tisser ensemble, comme deux étoffes que l'on noue. Très joli. En effet un corps social est un tissage, la métaphore était déjà chez Aristote. Nous en gardons des traces quand nous parlons aujourd'hui encore de « tissu social ». Le politique est alors tisserand, comme Athéna l'était, elle qui montrait de ses doigts d'or, comment entrelacer des fils pour concrétiser la vertu suprême : la métis, l'intelligence humaine, rusée, ingénieuse, l'imagination au pouvoir.
Deuxième étymologie : cette fois, elle ne fait pas remonter « réconciliation » à un verbe mais au substantif concilium. Un « concile » est une assemblée capable de s'accorder sur quelques points précis. Elle possède une forte autorité morale : celle des évêques, car le français vient souvent du vocabulaire religieux, puis plus tard celle des magistrats et des gouvernants.
L'accord se fait - et c'est cela qui est intéressant - non sur de l'oralité mais sur un texte. Un concile, c'est un écrit. Un écrit collectif qui fera date et jouera un rôle d'arbitre. Contrairement aux paroles qui s'envolent, il va rester.
Il est court, ce texte, mais sans lui, on ne peut pas prétendre être en conciliation. Ni faire œuvre de réconciliation. Aujourd'hui, dans notre pays, un tel écrit conciliateur est en friche. Il nous manque une sorte de décalogue en miniature (pas besoin d'aller jusqu'à dix articles), de petite déclaration des devoirs de l'homme, une boussole commune pour nous aider à agir.
Pour aller dans ce sens, nous avons à stabiliser un certain nombre de termes fondamentaux en les débarrassant de contre-vérités. Par exemple, et à partir de la doxa politico-médiatique, il doit être clairement dit que : non, « populisme » ne veut pas dire pouvoir du peuple ; que non, la souveraineté ne signifie pas que le peuple est « souverain » puisqu'en démocratie personne ne l'est ; que non, la France n'est pas le lieu d'un immense « chaos », même si elle souffre de nombreux problèmes, etc.
Seule la redéfinition et le partage de tels grands mots (démocratie, laïcité, souveraineté, vivre-ensemble...) permettra le début d'une démarche véritablement réconciliatrice.
Dans le monde grec, fondé sur la spirale des harmonies, se trouvait la lyre d'Apollon qui faisait se rejoindre le macrocosme du ciel et de l'Olympe, et le microcosme de la terre et du corps individuel. Apollon était le dieu chargé de ce miroir entre Homme et Monde. On a fait de lui un bellâtre qui adoucit les moeurs avec sa musique. Mais il était beaucoup plus puissant : conciliateur en chef des intérêts divergents, grand mesureur, grand gardien des équilibres. Sa lyre était pythagoricienne, elle calculait tout, s'évitait de trop grands écarts de puissance (hybris), chacun pouvait avoir une place dans le grand orchestre.
Il ne s'agit évidemment pas de défendre ce modèle d'ordre profondément injuste au regard de nos critères actuels, mais de suggérer que nous devons imaginer de nouvelles formes de mesure, de calculs, de répartition, pour ne pas sombrer dans le grand péplum dystopique qui nous est raconté depuis vingt ans. La France en voie d'archipélisation voire de disparition façon Atlantide, la dérive des continents, le grand remplacement tragique ou la grande transition lyrique, tout cela est exagéré et milite pour le choc des vérités contraires. Irréconciliables.
Ce que la lyre d'Apollon nous indique, à l'inverse, c'est que se réconcilier ou plutôt se concilier, c'est réaliser le travail politique basique, sans spectacularisation ni affect particulier. Elle dit que la gouvernance relève fondamentalement de la partition bien écrite. C'est évidemment cela, cette tâche humaine digne des plus grandes épopées qui est héroïque. Et qui reste à réaliser.
Penser la réconciliation
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